Panama Papers: la réaction de la lanceuse d'alerte du Crédit Agricole
La loi Sapin 2, qui sera débattue début juin, pourrait renforcer la protection des lanceurs d'alerte en France. Le cas d'Ida de Chavagnac illustre bien la vulnérabilité des salariés qui osent parler: elle a été licenciée pour faute pour avoir dénoncé des pratiques non éthiques.
Elle a été pendant vingt ans analyste de risques au Crédit Agricole. Son travail consistait à donner des avis sur les risques que prend sa banque quand elle prête de l'argent à des partenaires financiers. En plus d'attaquer son ex-employeur aux Prud'hommes, elle vient d’intenter une procédure pénale auprès du Tribunal de grande instance de Nanterre pour « tentative de corruption » aggravée de « pressions » contre le Crédit Agricole.
En compagnie de quelques membres du Lobby citoyen, une petite association de lanceurs d’alerte, elle a distribué la semaine dernière des tracts lors de l’Assemblée générale annuelle tenue par la banque. Dans cette tribune publiée par Challenges, elle revient sur l'affaire des Panama Papers.
"Mercredi 11 mai 2016 le journal Le Monde a consacré sa Une au Crédit Agricole, en dénonçant « Les 1.000 sociétés écrans panaméennes du Crédit Agricole ».
Ce scandale s’inscrit dans une évolution récente du monde financier international qui tente à lutter de façon de plus en plus énergique contre l’évasion fiscale. Il en résulte que les Etats réussissent petit à petit à récupérer les milliards d’impôts qui leur sont dus. L’évasion fiscale est dans le collimateur de nos gouvernements.
Mais que se cache-t-il réellement derrière ces sociétés « off-shore »? Uniquement de l’évasion fiscale ou aussi des risques de blanchiment et du financement du terrorisme?
Normalement les Etats imposent aux sociétés résidant sur leur territoire de publier un certain nombre d’informations les concernant. Les paradis fiscaux sont beaucoup moins exigeants vis-à-vis de leur société résidentes.
Par conséquent, les paradis fiscaux attirent tous les clients fortunés qui essayent de se soustraire à l’impôt de leur pays, mais aussi toutes les sociétés ayant quelque chose à se reprocher.
Donc la question reste entière de savoir qui se cache derrière ces sociétés écrans clientes du Crédit Agricole. Depuis la sortie du scandale des Panama Papers, on voit surtout sortir les noms de clients fortunés qui ont pignon sur rue et qui cherchent à échapper à l’impôt mais qui ne sont sans doute pas des bandits internationaux. Donc stop à l’amalgame.
On pourrait séparer les actionnaires de ces fameuses sociétés off-shore panaméennes en deux catégories:
- Ou bien il s’agit de personnes fortunées, comme des propriétaires de PME françaises, qui cherchent à dissimuler une partie de leurs revenus à l’impôt. A priori, ces personnes gagnent leur vie de façon tout à fait transparente par un salaire ou par des revenus de sociétés publiant l’ensemble des documents administratifs et états financiers requis par la loi. Leur faute est de dissimuler une partie de leur revenu au fisc.
- L’autre possibilité peut concerner des sociétés refusant de publier les documents administratifs réglementaires et des états financiers annuels ; ils sont donc susceptibles d’être des acteurs du grand banditisme international coupable de blanchiment d’argent. Dans ces cas-là, la situation est beaucoup plus grave. La réglementation bancaire impose une exigence des banques vis-à-vis de leurs clients et contreparties (établissements de crédit, fonds d’investissement, sociétés de gestion, etc…). Il est totalement interdit à une banque comme le Crédit Agricole d’avoir des clients opaques
Le système bancaire français est régulé, ce qui signifie que les banques doivent obéir à des règles. Une des règles principales est donc que les banques s’assurent de bien connaître le moindre de leurs clients. Le principe de prudence en vigueur dans les banques considère un client opaque comme un client dangereux. Il n’est pas nécessaire d’avoir la preuve du blanchiment pour être normalement classifié comme un client suspect et donc dangereux. Pour éviter ce genre de clients, les banques doivent systématiquement valider un document officiel sur chacun de leurs clients appelé le KYC « Know your customer ». Le KYC rassemble l’ensemble des documents d’enregistrement officiels sur une société.
Pour ma part, depuis deux ans et demi, j’alerte mon ancienne hiérarchie du Crédit Agricole et les médias sur des irrégularités qui me semblent très graves. J’ai en effet constaté chez Crédit Agricole CIB (CACIB) des autorisations données sur des contreparties de façon non conformes. Il peut s’agir de contreparties sur lesquels le KYC n’aurait pas été validé ou sur des contreparties ne publiant pas d’états financiers annuels. Il s’agit donc de sociétés ayant quelque chose à se reprocher et donc susceptible d’être coupables de blanchiment d’argent, de grand banditisme ou de financement du terrorisme. De plus, dans les cas que je dénonce, le Crédit Agricole ne se contente pas de gérer des comptes, mais il prend des risques sur ces contreparties, ce qui signifie que le Crédit Agricole s’engage financièrement sur ces contreparties.
Le dossier de 80 pages que j’ai fourni à ma direction générale ne fait apparaître qu’une dizaine de dossiers validés de façon non conformes. Dans le cadre de la procédure qui m’oppose au Crédit Agricole, je soumets des faits précis qui montrent que certaines sociétés ont eu l'autorisation de traiter avec la banque sans comptes annuels attachés au dossier. Ceci mérite d’être audité très sérieusement car cela signifie que le Crédit Agricole pourrait être en relation avec des sociétés potentiellement coupables de blanchiment d’argent. Mais les cas sur lesquels je fournis des éléments détaillés ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Dans mon ancien service de risque de CACIB, il existe des dizaines - et peut-être des centaines - d’autorisations non conformes, accordées sur des contreparties sans un KYC ni des états financiers à jour. Malheureusement je ne suis pas en possession d'une liste exhaustive. D'ailleurs, quand bien même je l'aurais, je ne pourrais pas la fournir aux journalistes car cela est interdit par la loi qui protège le secret des affaires. Si je le faisais je me mettrais hors la loi et je pourrais être condamnée à 18 mois de prison avec sursis comme Antoine Deltour dans l’affaire des LuxLeaks.
Donc dans le scandale des Panama Papers, attention à ne pas se tromper de cible: Il ne faudrait pas se précipiter pour jeter l’opprobre sur les clients fortunés des grandes banques françaises qui dissimulent des revenus gagnés honnêtement sur le territoire français, et négliger d’autres infractions plus graves, et ne rien faire contre le banditisme international... Il ne faudrait pas que nos journalistes se concentrent sur les détenteurs de sociétés écrans dont l’identité est facile à retrouver, et laissent filer - parce qu’elles sont encore moins transparentes - toutes les sociétés dont le nom ne dit rien aux lecteurs des journaux français mais qui, véritablement opaques, sont potentiellement coupables de blanchiment d’argent et donc véritablement dangereuses.
Challenges