[Interview] Nancy Huston, d’ici et d’ailleurs
Romancière et essayiste canadienne installée en France depuis 1973, Nancy Huston vient de publier Le Club des miracles relatifs. Rencontre avec cette belle et grande dame de la littérature, qui manie la langue française avec art et délectation.
Vous arrivez à Paris en 1973, à l’âge de 20 ans, en tant qu’étudiante en linguistique, dans une France en pleine effervescence post-68… Quelles sont vos impressions, vos souvenirs de cette période ?
Effectivement, je suis arrivée en tant qu’étudiante, dans le cadre d’un programme d’échange équivalent à Erasmus. Mais j’ai très rapidement rencontré mon premier amour français, un Berrichon qui étudiait à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. J’ai donc immédiatement été intégrée au milieu normalien. Un milieu très politisé, où se mêlaient toutes les tendances : les « trots », les « maos », les « comités Viêt Nam »… Tous avaient fait les barricades de Mai 68. J’étais éblouie de me trouver là, au milieu de ces jeunes gens brillantissimes. Je débarquais, il me fallait tout lire : Deleuze, Lacan, Beauvoir, Kristeva… J’ai adoré. En arrivant en France, j’étais très déprimée, suicidaire même… Mais dans ce contexte si stimulant, je me suis inventé une autre identité, je suis devenue une « intellectuelle parisienne », militante et, sous peu, écrivant en français dans différentes revues. En quittant le continent de mon enfance et de ma langue maternelle [l’anglais], je quittais aussi ce qui était douloureux. Pour caricaturer : du cerveau droit, celui des émotions, je suis passée au cerveau gauche, celui de la rationalité, de l’intellect. C’est un peu ce que je raconte dansNord perdu.
Vous avez alors décidé de rester en France ?
J’ai quitté mon Berrichon… et été aussitôt embarquée dans le mouvement des femmes. Déjà, à l’époque, je préférais cette locution au mot trop frontal de « féministe ». Le mouvement a été pour moi une expérience importante et belle. J’écrivais pour la revue Sorcières, le journal Histoires d’elles… Ces publications rassemblaient des femmes d’origines et de nationalités différentes, des mères de famille, des jeunes lesbiennes… C’était vivant, joyeux… Des années incroyables, intellectuellement et humainement très riches. On abordait bien sûr les questions des femmes, de l’identité, mais pas seulement. Puis je me suis mariée. Et là, oui, définitivement, j’ai décidé de m’installer en France.
Vous avez beaucoup écrit sur l’identité et l’exil, comment ce dernier façonne notre manière d’être au monde et le dilemme qu’il engendre entre deux cultures… Vous définiriez-vous comme une exilée ?
Je viens d’écrire une courte nouvelle sur ce sujet : La Dépaysée1. Plus j’ai de pays – l’Ouest du Canada, les États-Unis, la France, et désormais la Suisse, où je vis un tiers du temps –, plus je me sens dépaysée, c’est-à-dire privée de pays, comme les gens décontenancés sont privés de contenance. Je vois tout de l’extérieur. Je ne veux pas dire que je me sens malheureuse. Je peux me sentir bien ici et là, bien sûr… Mais je suis tellement consciente de la relativité de l’identité – ce qui est signifiant et essentiel à tel endroit ne l’est plus 200 kilomètres plus loin – que je n’en n’assume aucune. Au final, on est étranger partout.
PARCOURS
1953 Naissance à Calgary, en Alberta (Canada). 1973 Arrivée en France. 1981 Premier roman, Les Variations Goldberg (Seuil). 1996 Prix Goncourt des lycéens et Prix du livre Inter pourInstruments des ténèbres (Actes Sud). 2006 Prix Femina et Prix France Télévisions pour Lignes de faille (Actes Sud). 2014 Prise de position contre l’exploitation des sables bitumineux : publication d’articles dans Le Monde et Le Devoir ; participation à l’ouvrage collectif Brut – La Ruée vers l’or noir. |
Dans Bad Girl, récit autobiographique bouleversant, vous expliquez comment vous êtes venue à la littérature, ce qui a poussé votre besoin d’écrire. Vos exils successifs ont sans doute aussi nourri votre capacité à vous glisser dans la peau d’une infinité de personnages, de cultures différentes…
Certainement. D’ailleurs, depuis l’enfance, du fait des nombreux déménagements de ma famille, j’ai toujours été « l’étrangère », la nouvelle, celle qui devait apprendre à maîtriser les codes locaux, les usages, les signes. C’est déstabilisant pour une gamine, bien sûr, mais c’est aussi une chance… Heureusement, malgré le départ de ma mère, qui nous a quittés quand j’avais six ans, la famille que mon père a refondée avec ma belle-mère a été un socle solide et aimant. Nous n’avons pas vécu une enfance chaotique. Cela fracasse quand il y a trop d’insécurité, d’angoisse de survie, comme ce que vivent aujourd’hui beaucoup d’enfants migrants.
Comment voyez-vous la société française actuellement, avec ses multiples blocages et tensions… Alors qu’il y a eu des périodes, après les attentats de 2015 notamment, où la population française a au contraire semblé vivre une grande solidarité, une communion, même…
J’ai senti éclore en France une sorte d’extase quand Manuel Valls a prononcé la phrase « Nous sommes en guerre », sous-entendu : « Nous avons un ennemi commun », « Nous serons forts ensemble ». C’est la même chose depuis toujours : ce genre d’événements – les attentats, la guerre – met fin aux problèmes existentiels, aux « petites bibittes » personnelles, comme disent les Québécois. Mais ensuite, effectivement, les problèmes remontent à la surface et les fissures réapparaissent. Pour ma part, j’ai trouvé bidon cette solidarité du 11 janvier 2015. Du reste, ce sont des Français qui ont commis des attentats. Alors de quoi parlons-nous ? Contre qui sommes-nous unis ? Certes, il y a eu une communion… pendant cinq minutes. Je n’ai pas non plus aimé les slogans, je ne me reconnais pas dans le « nous » du « Nous sommes Charlie ».
Vous n’avez pas aimé cette ferveur nationale ?
S’identifier aux victimes, c’est trop gratifiant, trop évident. Il serait beaucoup plus intéressant – et c’est cela qui me semblerait la tâche des intellectuels, des écrivains, en tout cas – de s’identifier aux bourreaux, aux terroristes, comme Dostoïevski s’est identifié aux meurtriers, pour essayer de comprendre d’où c’est venu, qui sont ces gamins, ce qu’ils ont vécu, comment ils en sont arrivés là, ce qui a produit cela. C’est trop facile de parler des « barbares »… Comme si nous n’étions pas des barbares quand nous lâchons nos bombes !
C’est ce que vous avez fait dans votre dernier ouvrage, Le Club des miracles relatifs : vous mettre dans la tête d’un serial killer… Qu’est-ce qui vous a inspiré ce personnage ?
On ne naît pas serial killer. J’avais envie de comprendre la mécanique, d’entrer dans le cheminement. Le romancier est aussi un détective. Mais le personnage de mon roman a été inspiré essentiellement par une émission de télé américaine avec l’interview approfondie d’un serial killer et par plusieurs rencontres avec de jeunes hommes qui m’ont parlé de leur addiction à la pornographie, et la manière dont elle pouvait éventuellement conduire à des gestes de violence.
Comble de la noirceur, vous placez ce personnage dans le paysage terrifiant des exploitations de sables bitumineux à Fort McMurray, dans le nord de l’Alberta, où ont eu lieu récemment de gigantesques incendies. Vous souhaitiez dénoncer le système ?
Mon livre n’a pas une vocation militante, pour la bonne raison que, de ce point de vue, la littérature ne sert à rien. Pour dénoncer les ravages de ces exploitations, où près de 300 compagnies pétrolières viennent forer, et où des milliers d’hommes viennent vivre l’enfer pendant quelques années pour gagner un bon salaire, j’ai préféré écrire un article2. Ce que j’aborde en revanche dans le livre – et c’est ce qui me fait peur –, c’est la monstruosité au pouvoir. Au Canada, un État beaucoup moins sympathique qu’on ne le croit, c’estle système entier qui est monstrueux : les compagnies de pétrole dévastent le pays avec le soutien du monde politique, économique, etc.
Y a-t-il eu un renversement de l’opinion par rapport à ces forages pétroliers, à la suite des incendies ?
Pas du tout. Pas dans le monde anglophone, en tout cas, mis à part les écolos de service qui ont dénoncé la grande concentration de gaz à effet de serre, toujours beaucoup plus forte dans les régions polaires, et qui a créé les conditions propices à la propagation des feux. Mais la population a mal pris leurs commentaires. On dit que certains se sont même réjouis du fait que les terres aient été défrichées par la nature elle-même et qu’on pourrait ainsi forer plus vite ! Mais comment passer outre le fait que les températures atteignaient 33 degrés début mai à Fort McMurray, ville située pas loin du cercle polaire, quand, dans mon enfance, nous n’avions jamais plus de 5 à 10 degrés à Calgary, 800 kilomètres plus au sud ?!
On vous connaît largement pour vos idées féministes. Revenons sur cette « théorie du genre » qui vous agace au plus haut point… Pourquoi ?
Plutôt que féministe – car je me sens trop souvent en désaccord avec celles qui incarnent aujourd’hui cette mouvance –, je me dirais volontiers antisexiste. Il me semble que les garçons ont au moins autant de mal à exister que les filles. C’est ce qui déchire la planète aujourd’hui. Et dans nos sociétés occidentales, nous sommes passés d’un discours religieux, où la sexualité était frappée de tabou, au discours de la théorie du genre – qui, lui, contourne la différence des sexes sans passer par un discours qui me semblerait plus intelligent sur les différences sexuelles, que nous partageons avec tous les mammifères. Homo sapiens fait partie des primates. Nous ne sommes pas que cela, c’est évident, mais nous sommes malgré tout cela aussi ; nous avons été programmés pour nous reproduire, comme toutes les espèces vivantes. La théorie du genre est dans la même dénégation de l’animalité que l’Église. Elle porte un projet, une fiction devrait-on dire, selon laquelle les êtres seraient le pur fruit de leur propre volonté. Le déterminisme n’est pas flatteur, donc on a beaucoup de mal à le reconnaître. Mais c’est dangereux et grave de faire comme s’il n’y avait aucune différence entre les filles et les garçons, notamment au moment de la puberté. Ça laisse le champ libre à tant d’abus, suivis de tant de souffrances ! À mon sens, il vaudrait bien mieux admettre qu’il y a des différences, et se demander comment s’y prendre pour en tenir compte.
1. La Dépaysée. Hors-série du journal Le 1. Été 2016.
2. « Le dieu pétrole dévore le Canada », Le Monde daté du 14 juin 2014. « Alberta, l’horreur ‘‘merveilleuse’’ », Le Devoir (Montréal) daté des 17 et 18 juin 2014.
Et Brut – La Ruée vers l’or noir. Lux éditions. 2015. Recueil de textes sur ce drame écologique.
Photos Michel Le Moine