[Entretien] LUZ, hommage indélébile
Le dessinateur raconte ses années Charlie dans un livre poignant. On y entend les blagues et les rires de Charb, Tignous, Cabu et des autres. Quatre années ont passé depuis le drame. Le rire en sort vainqueur. Rencontre.
Quatre ans après le drame de Charlie, comment vous sentez-vous ?
Le temps fait son œuvre. Je me reconstruis comme d’autres victimes d’attentat, comme ceux qui vivent un deuil ou encore un licenciement ou une déflagration qui peut avoir de multiples visages. C’est vrai que c’est assez rare d’enterrer huit de vos amis en même temps. C’est assez rare également que les médias vous confisquent le deuil. Mais j’ai cette chance de pouvoir sortir ce que j’ai en moi par mon art, mes livres. Tous les boulots n’aident pas à se reconstruire. Il faut beaucoup de courage à ceux qui n’ont pas cette possibilité.
JE RÊVE D’UNE COUVERTURE DE CHARB SUR LES GILETS JAUNES.
Vous venez de sortir Indélébiles chez Futuropolis, un bel ouvrage, très drôle, très émouvant aussi. Vous y faites revivre vos collègues de Charlie Hebdo. Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
L’idée part d’un rêve ou d’un cauchemar : j’arrive dans la salle de rédaction, tout est normal, sauf que je suis en retard et ça, c’est interdit dans la presse : on n’arrive pas en retard le jour du bouclage. Je me réveille et je suis perdu. C’est le point de départ du livre. Ce rêve est une clé pour ouvrir la porte des souvenirs et du bouquin. Ils racontent vingt-trois ans de la vie d’un journal au cœur d’une époque qu’on a tous vécue, deux décennies de lutte contre le Front national, contre ceux qui remettent en cause les acquis sociaux ou la liberté de circulation des migrants, vingt-trois ans à batailler contre des pouvoirs iniques et à se marrer ! La grande victoire sur la vie, c’est de réussir à revoir leurs dessins sans avoir un pincement au cœur, d’en rire et de les imaginer dessinant aujourd’hui sur l’actualité. Je rêve d’une couverture de Charb sur les gilets jaunes.
Que pensez-vous de Charlie aujourd’hui ?
Charlie décryptait l’absurdité du monde. Il était utile de ce point de vue. Il m’a été utile, sinon je serais devenu maquettiste pour la fédération du PS d’Indre-et-Loire. J’ai eu de la chance, j’ai découvert Charlie Hebdo et je m’en suis sorti [rires]. C’était incroyable l’énergie que ces gens nous donnaient.
Les dessins de Charb, de Tignous, de Cabu nous motivaient, moi mais aussi des gens, des syndicalistes qui travaillaient dans leur coin. On s’est tous investis en travaillant pour les corps intermédiaires, qui sont si mal traités en ce moment.
Mais je ne lis plus Charlie, même si je vois les couvertures dans les kiosques. Je ne peux plus parce que je vois les trous, il ressemble trop à ce qu’il était avant. Il y avait peut-être un enjeu à le modifier ? Je n’ai pas réussi à le faire lorsque j’étais encore là-bas. On a dit : « On ne va pas changer Charlie à cause des terroristes. » Il y avait peut-être un peu de déni là-dedans. Il aurait fallu se remettre en cause.
Alors quelle presse lisez-vous ?
Je ne lis plus beaucoup la presse. J’écoute plutôt la radio, et notamment la matinale de France Culture. Elle prend le temps de brasser l’actualité internationale, sociale et culturelle, c’est rare. Auparavant, j’écoutais France Info et je lisais la presse quotidienne avec la peur de rater l’information. Tout était bon à prendre. Ça peut paraître prétentieux mais il fallait être plus talentueux que l’actualité [rires]. Cabu était très en colère contre la prédominance du fait divers. Cette avidité pour le drame de proximité, c’est une plaie. Le vrai drame de proximité, c’est celui de ton voisin qui vient de perdre son boulot. On vit dans un monde économique mais l’information ne s’intéresse pas à cette microéconomie que sont l’individu et son travail.
Où vous situez-vous dans le paysage politique français ou mondial ?
Aujourd’hui, je m’intéresse davantage à l’actualité internationale et la personnalité politique dont je me sens le plus proche, c’est Bernie Sanders, à la gauche de la gauche démocrate américaine. Ici, en France, j’ai eu ma carte à la CNT [groupe anarcho-syndicaliste], je ne l’ai plus. C’étaient des mâles alpha qui faisaient des concours de bites entre eux, ça ne me correspondait pas. Dans le plat mijoté politique qu’il y a dans ma tête, j’ai été communiste libertaire, je suis plutôt à l’extrême gauche, plutôt dans la critique écologique… J’ai voté Mélenchon au premier tour et pas Le Pen au second. On ne me reprendra plus à voter Mélenchon. Son refus d’accepter sa défaite, son message de « ni l’un ni l’autre » au second tour l’a discrédité à tout jamais. C’est un socialiste mauvais joueur. Je suis plutôt un partisan de François Ruffin, c’est mon Bernie Sanders français à moi. Sinon, Hamon est plutôt sympathique mais il porte des chaussures avec des bouts carrés et on ne peut pas voter pour un type qui a des chaussures à bouts carrés [rires].
DANS CE QUI SE RÉPÈTE EN CE MOMENT, IL Y A DU VIEUX PATRIOTISME QUI SENT LA CHAUSSETTE.
Vous pourchassez la bêtise depuis longtemps. Qu’est-ce qui vous horripile aujourd’hui ?
Je vais me limiter à la société française, sinon on va se perdre [rires]. Quand je vivais à Tours, j’ai été adhérent du Scalp (les Sections carrément anti-Le Pen). Aujourd’hui, ce qui m’énerve, c’est toute cette bande de pleureuses à la Zemmour. Comment peut-on encore donner la parole à des gens pareils qui parce qu’ils mettent des points-virgules dans leurs textes paraissent cultivés, alors qu’ils sortent juste des vieilles rengaines maurassiennes ? La société n’apprend pas de son histoire. Dans ce qui se répète en ce moment, il y a du vieux patriotisme qui sent la chaussette. Je ne comprends pas non plus ces gens qui ont l’impression de faire la révolution en montant une start-up.
Quel regard portez-vous sur le syndicalisme ?
Je ne cherche pas à faire des différenciations entre les syndicats. Je n’ai jamais été encarté. Ce qui m’importe, c’est que le syndicalisme existe pour faire face à un président qui nous laisse croire qu’on est une start-up nation et qu’on travaille tous à la bonne marche de l’« entreprise France ». On a besoin de contre-pouvoir et la presse ne joue plus tellement ce rôle. Ce pourrait être des gens normaux comme les gilets jaunes. Macron a essayé de parler directement avec les gens. Les gilets jaunes ont dit : « Chiche ! » Mais leurs premiers mots ont été : « On t’emmerde. » En fait, Macron et les gilets jaunes ont besoin des corps intermédiaires pour renouer le dialogue.
Quels sont les auteurs de bandes dessinées et dessinateurs qui vous touchent ?
Je ne lis pas énormément de BD. Je relis Alberto Breccia, un dessinateur argentin publié dans les premiers Écho des savanes. C’est un peu sombre avec une expérimentation graphique étrange. Sinon, je trouve que Riad Sattouf a tout compris avec L’Arabe du futur, une manière incroyable de parler d’histoire, de géopolitique à travers les aventures d’un gosse. J’aime aussi beaucoup le dernier bouquin de Catherine Meurisse, Les Grands Espaces, un livre démentiel. Riad Sattouf donne envie de raconter des histoires et Catherine Meurisse de dessiner.
Quels sont vos projets ?
Je prépare un livre, Hollywood menteurs, chez Futuropolis pour le mois d’avril, sur le tournage du film Les Désaxés (avec Marilyn Monroe, Clark Gable et Montgomery Clift). Ce tournage a été très difficile, voire catastrophique et crépusculaire, ces trois comédiens sont morts peu de temps après le tournage. En y travaillant, quelque chose m’a marqué qui n’est pas sans rapport avec l’actualité, c’est le mouvement #MeToo. Je me suis rendu compte qu’on n’avait jamais vu Marilyn en colère, nulle part. Or, s’il y a quelqu’un qui aurait eu le droit de se mettre en colère et à redire sur la manière dont elle a été traitée par Hollywood et par les hommes, c’est bien Marilyn Monroe. Mon bouquin lui donne la parole et la montre en colère.
Propos recueillis par dblain@cfdt.fr