[Entretien] Gaël Faye : “Ce qui me révolte, c’est l’abdication”
Né au Burundi d’un père français et d’une mère rwandaise, exilé à 13 ans, le chanteur Gaël Faye s’est rendu définitivement célèbre avec Petit pays, un premier roman sacré Goncourt des lycéens, en 2016. À 36 ans, cet artiste complet reste hanté par la question du nomadisme.
Deux ans sont passés depuis la sortie de Petit pays. Entre-temps, vous avez sorti deux nouveaux albums qui mêlent dénonciation et poésie. Vous ne vouliez pas choisir ?
Non. Pour moi, tout se mélange. J’ai toujours aimé les artistes qui utilisent toute la gamme des ressentis humains. Pour ma part, je suis révolté mais je sais aussi être léger, amoureux et contemplatif. D’ailleurs, je me méfie des artistes qui ne sont que révoltés ou que légers parce que pour moi, ça finit par devenir une posture ou bien, d’une certaine façon, une désertion. Quand on me demande l’écrivain qui a changé ma vie, je parle toujours de René Depestre car il est toujours, que ce soit dans sa manière d’aborder la vie ou dans son écriture, dans ce balancement entre la tendresse et la révolte. Depestre sait être sensuel, charnel et, en même temps, il a cette rage de vivre, cette affirmation d’être au monde.
Qu’est-ce qui vous révolte aujourd’hui ?
La liste est longue. Ce sont des révoltes entendues. D’ailleurs, je pense que les gens qui créent les déséquilibres, les injustices, ont conscience que ce sont des révoltes légitimes. Quand on bosse pour une compagnie pétrolière qui saccage des écosystèmes dans le golfe de Guinée, on ne peut pas travailler en se disant que ce qu’on fait est bien. Simplement, c’est la logique du profit, on se sauve soi-même. Je suis révolté comme tout citoyen normalement constitué par la question écologique mais aussi par la sempiternelle question de la répartition des richesses.
Il y a aussi la question de l’accueil des réfugiés ou l’impossibilité de la liberté d’expression au Burundi. Mais je crois que ce qui me révolte de façon plus philosophique, c’est l’idée qu’on ne peut rien y faire, que ça a toujours existé. C’est l’abdication. Je suis également révolté par les gens qui pensent qu’on peut se sauver tout seul. Et puis aussi par ceux qui pensent que l’on est révolté à 20 ans mais qu’après, on comprendra. J’avais un grand-père qui, à 90 ans, avait la révolte intacte. Il n’a jamais eu une pensée rétrograde ou conservatrice.
s’il n’y a pas une solidarité des travailleurs entre eux, alors nous sommes condamnés à vivre ce qui existe déjà, c’est-à-dire une individualisation totale de la société (…)
Êtes-vous militant vous-même ?
Oui. Je travaille depuis longtemps au service du collectif des parties civiles pour le Rwanda, avec lequel nous montons des dossiers pour que soient traduits en justice les présumés génocidaires rwandais vivant sur le territoire français. Il y a la musique aussi.
Il y a toujours un pan militant dans ce que je fais artistiquement. Mais je me méfie aussi du mot militant parce qu’il signifie que l’on endosse un costume que l’on peut retirer quand on veut. Or, pour moi, le militantisme, c’est un art de vivre, c’est un combat de tous les jours que l’on devrait apprendre aux enfants. Comme on se brosse les dents, il faudrait aussi apprendre à être indigné contre l’injustice, à créer du collectif. Le grand-père dont je vous parlais à l’instant était syndicaliste et pour lui il y avait quelque chose de naturel à se battre. Il n’endossait pas un habit, c’était une nécessité.
Que pensez-vous du syndicalisme aujourd’hui ?
Je pense qu’il n’y a pas le choix. Le monde économique est un rapport de force, c’est comme ça. On peut continuer à rêver d’un autre monde mais, pour l’instant, on sait qui tient les commandes : ce sont les patrons, c’est le capital. Et si en face il n’y a pas une solidarité des travailleurs entre eux, alors nous sommes condamnés à vivre ce qui existe déjà, c’est-à-dire une individualisation totale de la société, une ubérisation de la révolte. Chacun aura sa petite révolte dans son coin, je crois que tout nous pousse à ça aujourd’hui.
À l’inverse, je pense que le syndicalisme, c’est le prolongement de l’utopie d’une société où l’on peut encore être ensemble, où l’on peut encore aider les plus faibles.
Lorsque j’étais plus jeune, j’ai travaillé deux ans à Londres, chez les grands méchants loups de la finance. J’étais employé par une société où l’on était plus de 500 et il n’y avait pas de syndicats, rien. Quand un collègue avait un problème, il était tout seul. Et la personne qui voulait l’aider, elle partait avec lui. C’était vraiment chacun pour soi. Avec la culture française que j’avais, ce fonctionnement me glaçait le sang.
Vous avez quitté le Burundi pour la France puis vous vous êtes installé à Londres, avant de partir au Rwanda avec votre femme et vos deux filles, et maintenant vous revenez à Paris. Votre vie est faite de mouvements incessants. Comment expliquez-vous cela ?
J’ai dû fuir le Burundi lorsque j’avais 13 ans. S’il n’y avait pas eu la guerre, je serais là-bas. À partir de là, exilé une fois, exilé toujours. De toute façon, il y a seulement deux types d’humanité : les nomades et les sédentaires. Et ça, depuis toujours.
Moi, je suis un nomade qui aspire à être sédentaire. Je n’ai jamais vraiment retrouvé de chez-moi mais l’avantage, c’est que ça
me permet de continuer à me questionner.
Je pense en effet qu’il n’y a pas d’intelligence sans instabilité. Quand on est trop installé, cela crée une forme de confort. Mais attention, on peut être installé physiquement et continuer d’être instable. En tout cas, le déplacement physique me permet de continuer à me réinventer. Par exemple, si j’étais resté au Burundi, je ne pourrais pas savoir ce que ressent un exilé, quelqu’un qui fuit un lieu qu’il aime, quelqu’un qui va chercher ailleurs la sécurité.
Qu’avez-vous ressenti lorsque vous êtes arrivé en France ?
Au Burundi, je ne me posais pas la question de qui j’étais. En France, je me suis senti noir mais pas français parce qu’on me renvoyait toujours à la question de mes origines. C’est un peu cliché mais il y avait les contrôles au faciès, les refus de stages ou de boulots. Quand j’arrivais en entretien, on me demandait : « Vous êtes sûr que vous êtes Gaël Faye ? » Il y avait aussi les propos racistes. Donc je comprends, quand je vais dans une classe en banlieue parisienne et que des gamins me disent : « Moi, je suis malien » alors qu’ils n’ont jamais mis les pieds là-bas.
Je comprends leur ressenti. En fait, j’ai commencé à me sentir français quand j’étais à Londres. Parce que là-bas, pour mes collègues, j’étais un Français et dans leurs yeux, c’était prestigieux. Quand on me demandait d’où je venais, je pouvais répondre de France, et ça suffisait. Ça a valorisé cette partie de moi avec laquelle j’étais en conflit.
Que retenez-vous de votre période au Rwanda avec votre famille ?
Vivre au Rwanda m’a permis de ne plus jamais me sentir exilé. L’exil, le vrai, c’est quand on ne peut pas rentrer. En même temps, je ne parle pas rwandais donc j’ai dû apprendre la langue en même temps que mes enfants.
Et puis j’avais un certain prestige en France qui n’avait aucune valeur au Rwanda parce qu’artiste, là-bas, ce n’est pas un métier. Donc cela me permettait de ne pas trop attacher d’importance à ce que j’étais ou faisais.
C’est aussi ça, les voyages, les déplacements, la découverte de soi. C’est pour cela que les gens qui ne quittent pas leur clocher et qui sont intolérants sont vraiment des paresseux. C’est de la bêtise. On ne peut pas juger les autres quand on n’a pas été soi-même en minorité dans un endroit, quand on n’a pas été soi-même dans l’incapacité de parler la langue dans une ville alors qu’il faut trouver un travail ou même juste un restaurant. Et si l’on continue de juger les autres après ce que l’on a vécu, alors on est vraiment un idiot fini. Je connais par exemple des gens qui ont vécu en Afrique toute leur vie et qui votent Front national. Alors là, il n’y a plus rien à sauver.
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© Chris Schwagga